CHAPITRE XIV
Quand elle fut à sa hauteur, il découvrit sur son visage une expression qu’il ne lui connaissait pas. A la fois un mélange de surprise, d’indignation, de révolte intime et de déception.
Elle arracha l’analyseur des mains de Seymour et le jeta contre un tronc d’arbre.
— Non, mais, qu’est-ce qui vous prend ?
Une phrase gutturale incompréhensible lui parvint en réponse.
Il lui tendit alors un traducteur qu’il avait eu le soin d’emporter avec son équipement. Elle le brancha d’un geste sec.
— Ce que vous faites là est interdit. Partez ! Partez immédiatement !
— Enfin, voyons, que se passe-t-il ?
— Pourquoi êtes-vous venu ici ? demanda-t-elle en le dévorant de ses grands yeux verts.
Seymour essaya de conserver son calme.
— Mes amis et moi manquons de nourriture. N’est-ce pas le seul endroit où nous pouvons nous approvisionner ?
— C’est effectivement ce qui vous a été dit.
— Alors ?
— Vous n’avez pas le droit. Ce lieu vous est interdit.
— Pourquoi ?
— Vous êtes un étranger.
— Et alors ?
— Aucun étranger n’est autorisé à pénétrer dans le Jardin des Délices.
— Quel mal ai-je commis ?
— Mal ?
— Enfin oui ! Qu’ai-je fait de répréhensible ?
— Vous avez violé les lois de Kama-hora-la-Mère.
Il haussa les épaules.
— Oh… Votre volcan bien-aimé…
— Ne discutez pas. Vous vous êtes introduit sur un terrain sacré.
Seymour s’inclina légèrement. L’indigène semblait prendre les choses vraiment à cœur, il opta pour la diplomatie.
— Je m’en excuse. Mais il s’agit pour nous d’une question de vie ou de mort.
Il y eut un silence, puis Mohana pencha la tête de côté.
— N’attirez pas la colère des esprits de chair. Votre présence ici est un sacrilège. Partez ou vous serez tué.
— Par qui, grands Dieux ? Par vous ?
— Nous n’avons aucune haine, vous le savez. Personne ne vous tuerait de gaieté de cœur, mais ici, c’est différent. Suivez mon conseil, puisque vous avez l’air de tenir tellement à la vie.
Elle tourna légèrement la tête et Seymour suivit son regard. Sur les coteaux, à quelques centaines de mètres de là, il aperçut un groupe de Timoriens occupés à la cueillette des fruits.
Il comprit immédiatement l’avertissement de Mohana. Ces gens-là accourraient au moindre appel et l’idée d’engager un combat avec les indigènes de Timor ne pouvait qu’aggraver une situation déjà bien compromise.
Non, ce n’était pas la bonne solution et les principes élémentaires de l’écologie planétaire plaidaient en faveur de la prudence et de la raison.
— Vous aurez au village tout ce quel vous désirerez, reprit Mohana en entraînant Seymour sous la ramure. Nul d’entre nous ne vous refusera quoi que ce soit. Mais, de grâce, obéissez.
*
* *
Ils firent un détour, quittèrent les arbres et s’engagèrent sur un tapis verdoyant qui, s’étendait jusqu’au chemin où était garé le rolligon.
Sur les contreforts mêmes du volcan, Seymour distingua soudain de larges orifices circulaires cernés d’un épais bourrelet de terre rouge. On aurait dit une termitière géante.
Il compta une vingtaine de ces curieux orifices, tandis que Mohana, évitant de s’aventurer sur les lieux, opérait une large courbe pour atteindre le rolligon.
Une fois devant l’appareil, et sortie du jardin sacré, elle parut reprendre sa gentillesse et sa douceur habituelles.
— A présent, vous êtes sauvé, dît-elle. Mais ne revenez pas.
— Un instant.
— Pourquoi ?
— J’ai encore quelques questions à vous poser. Qu’est devenu Tahoki ? Pour quelle raison s’est-il enfui ?
— Vos armes qui crachent le feu… l’ont effrayé. Ce qu’il nous a raconté a troublé nos âmes.
— Nous avons été attaqués. Nous avons dû nous battre. Est-ce vous qui vous êtes emparés des corps que nous avions ensevelis ?
Mohana ouvrit de grands yeux.
— Ensevelis ?
— Traduisez par le mot enterré.
— Vous voulez dire que vous avez mis les morts dans un trou… avec de la terre froide tout autour ?
— Oui, bien sûr ! Qu’y a-t-il de surprenant à cela ?
— Mais Kamahora l’interdit… C’est un acte impie. Vos dieux ne vous l’ont-ils pas appris ?
Seymour eut un mouvement d’impatience.
— Laissons de côté ces considérations. Vous avez vos coutumes, nous avons les nôtres. Je vous ai posé une question. Répondez.
— Non, mon peuple ignore tout de cette histoire. Tahoki nous a seulement dit qu’il s’agissait de la prison d’acier que vous recherchiez. Il l’a reconnue, de ses yeux et de son âme.
— Nous avons retrouvé cette même prison d’acier, de l’autre côté des montagnes. Et les mêmes hommes aussi. Et ils étaient morts. Morts depuis longtemps !
Elle ne parut pas se rendre compte de ce qu’il y avait d’étrange et de paradoxal dans les propos de Dan. Elle secoua la tête.
— Je ne comprends rien à votre langage, homme des étoiles.
Seymour poussa un soupir.
— Pour l’amour du ciel, aidez-moi. Que se passe-t-il ? Qu’est-il arrivé ?
— Ils ont commis la même erreur que vous. Ils n’ont pas suivi nos conseils. Les esprits de chair se sont vengés. L’erreur n’est pas de ce monde… elle doit retourner au néant.
— Mais enfin, de quoi s’agit-il ? Quels sont ces esprits de chair ?
Elle murmura :
— Personne ne les a jamais vus. Mais ils existent, nous le savons. Cela est écrit dans notre cœur.
— Absurdité !… Superstition !… Aucun esprit n’est jamais revenu dans le monde des vivants.
— Mais ils vivent ! Ils sont de chair, comme vous et moi !
Seymour eut un froncement de sourcils.
— Comment le savez-vous, puisque vous ne les avez jamais vus ?
Elle parut hésiter avant de répondre, mais l’insistance muette du Terrien eut raison de son embarras.
— Ce sont les ambassadeurs de Kamahora… Les ambassadeurs de la Grande Mort Sacrée.
— Je vous en prie, cessez de parler par énigmes. Comment se manifestent-ils ?
— Ils apparaissent pendant la septième nuit, alors que nous sommes tous en sommeil. Cette nuit-là, beaucoup d’entre nous meurent pour Kamahora. Et la Mort engendre la Vie. Notre race disparaîtrait sans les esprits de chair. Ce serait le chaos.
— Comment sont-ils ?
— Je ne sais pas.
— D’où viennent-ils ?
— Nul ne le sait.
Une ombre passa sur le visage de Mohana.
— Maintenant il vous faut partir. Immédiatement. Nous ne sommes qu’à quelques heures de la septième nuit. Si vous restez, vous mourrez. Kamahora vous détruira.
Seymour jeta un regard en direction de la montagne. Il avait l’impression de tourner en rond dans un labyrinthe. Il avait espéré des réponses plus nettes, plus claires, mais les paroles de Mohana n’étaient que des hyperboles, des circonlocutions désespérantes, faussant tous les processus conceptuels du langage. Ah ! si seulement les réponses n’étaient pas formulées en des termes aussi vagues !
Et puis, il y avait aussi cette incompréhension mutuelle, cette infranchissable barrière mentale qui séparait les deux humanités, cette indifférence polie des Timoriens lorsqu’il s’agissait de percer la structure de leur propre société !
Il comprit qu’il ne tirerait pas un mot de plus de la jeune indigène et préféra écourter l’entretien.
— C’est bon, dit-il, je reviendrai demain au village pour le ravitaillement.
— Vous ne reviendrez pas. Et je le regrette infiniment, homme des étoiles. Vous m’étiez tellement sympathique !
Seymour ne put réprimer un sourire devant autant de naïveté.
— Mais vous aussi, Mohana, vous m’êtes très sympathique.
— Je vous plais ?
— Eh bien… j’ignore comment vous interprétez les compliments de ce genre, mais… disons que vous êtes… Oui, vous êtes agréable.
Elle le regardait à présent avec un visible intérêt. Il y avait soudain quelque chose d’animal dans ses grands yeux verts, une sorte de sensualité bestiale héritée au travers de plusieurs milliers de générations. Un regard de femelle, éveillé par le désir et obéissant aux vieilles lois de l’instinct.
— Alors, nous devons le faire, murmura-t-elle. L’union est une nécessité vitale.
— L’union ?
— Oui… L’amour !
Elle s’écarta de lui, posa son plateau chargé de fruits sur le capot du véhicule, puis traversa le chemin et entra dans les herbes. Elle se retourna et Seymour la vit dégrafer le tissu léger qui lui voilait la poitrine.
Il eut un geste de refus.
— Non, je vous en prie, arrêtez, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
— Vous ne voulez donc pas de moi ?
— Surtout pas de cette façon. L’amour libre, n’est-ce pas ? Quelle sorte de créature êtes-vous donc ? Vous vous livrez à l’amour comme des bêtes ?
Elle ne parut pas choquée de sa réplique, seulement un peu déçue. Elle rabattit le tissu sur sa poitrine et remonta sur le chemin.
C’est alors que Seymour s’aperçut qu’un des fruits avait roulé contre le garde-boue. Rapidement, mais discrètement, il le fit glisser et disparaître à l’intérieur du véhicule. Il se tourna vers la jeune indigène qui contournait le rolligon. L’indifférence était revenue sur son visage.
Elle paraissait avoir oublié l’incident.
— Adieu, murmura-t-elle en lui rendant le traducteur.
Elle prit son panier et revint dans le Jardin des Délices.
Elle ne se retourna même pas lorsque le véhicule démarra rageusement dans le chemin poussiéreux.